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LUCIEN DUROSOIR :
Violoniste et compositeur (1878-1955)
Né à Boulogne près de Paris en 1878, Lucien Durosoir fit
une carrière de violoniste avant de se consacrer à la composition.
La déclaration de guerre, en août 1914, mit brutalement fin à
cette carrière. De cette date au mois de février 1919 - soit pendant
près de cinq ans -, Lucien Durosoir partagea la vie des fantassins dans
les tranchées et les terribles combats de la Grande Guerre. A la fin
de celle-ci, il s'isola dans une région du sud de la France pour s'adonner
à la composition. Sa vie est donc très distinctement partagée
en ces trois périodes de durée inégale et de styles de
vie très contrastés.
Le violoniste virtuose
Elève d'André Tracol puis d'Henri Berthelier, à 16 ans,
au Conservatoire supérieur de Paris, il en est exclu au bout de quelques
mois pour insolence envers le directeur du Conservatoire, Ambroise Thomas, à
l'époque. C'est donc hors de cette noble institution qu'il continue ses
études, toujours avec son maître Berthelier. Dans le même
temps, il étudie la composition avec Charles Tournemire. En 1898, il
entre comme premier violon aux Concerts Colonne, mais il démissionne
au bout d'un an car il est attiré par la carrière de soliste.
Il a, en effet, au cours de son premier concert à la salle Pleyel le
7 avril 1899, donné en première audition le concerto de Niels
Gade ! Dès 1900 il décide de partir perfectionner la technique
et l'interprétation du violon auprès des grands maîtres
allemands Joseph Joachim et Hugo Heermann. Sa carrière se fera en majeure
partie hors de France ; il entreprend des tournées qui le mènent
à travers toute l'Europe centrale, la Russie, l'Allemagne et l'Empire
austro-hongrois. Il y fit entendre pour la première fois des uvres
de musique française (Saint-Saëns, Lalo, Widor, Bruneau) comme à
Vienne, où il fit découvrir la Sonate en la majeur pour violon
et piano de Gabriel Fauré en 1910. A l'inverse, il profita de ses tournées
en France pour donner, en première audition, de grandes uvres du
répertoire étranger : en mai 1901, il donne, pour la première
fois en France, à la Salle des Agriculteurs le Concerto pour violon de
Richard Strauss et, en février 1903, le Concerto de Brahms à la
salle Humbert de Romans. Partout, la critique fut élogieuse : "
[Lucien Durosoir]fascine le public par l'élévation et l'élan
de son jeu " (Neue freie Press, 11 janvier 1910). " Tous ces morceaux
furent exécutés avec la même noblesse et la même beauté
de jeu " (Wiener Mittags-Zeitung, 28 janvier 1910). " Il a montré,
dans le concerto de Max Bruch, les plus rares qualités de sonorité
et de musicalité, et dans le concerto de Dvorak, un style et une virtuosité
étonnants. Monsieur Lucien Durosoir, à cette belle séance,
s'est classé parmi les meilleurs virtuoses de son époque "
(Le Figaro, 19 mai 1904).
Le soldat
Lorsque la guerre éclate, Lucien Durosoir est âgé de 36
ans. Après douze mois passés dans les tranchées, l'arme
au poing, il devient brancardier. Remarqué alors qu'il jouait du violon
dans des offices funèbres, il est sollicité par le général
Mangin, grand amateur de musique, pour la formation d'un groupe de musique de
chambre : deux, trois, quatre ou cinq au gré des événements,
ils jouaient le répertoire approprié qu'ils réclamaient
à leurs familles (sonates, trios, quatuors, réduction d'orchestre
pour piano et arrangements de toutes sortes, écrits par eux-mêmes)
; on les appelait assez improprement " le Quintette du Général
". Autour de Lucien Durosoir, se regroupèrent rapidement le compositeur
André Caplet et le jeune violoncelliste Maurice Maréchal. Tous
trois passèrent ensemble ces années terribles et leur amitié
se scella aussi bien dans les tranchées que dans les positions de repli
où ils faisaient de la musique. L'idée de composer s'affirme de
plus en plus fortement dans l'esprit de Lucien Durosoir. Sa mère lui
adresse, à sa demande, des partitions de Brahms, Beethoven, Haydn, Debussy
et beaucoup d'autres maîtres, dont il étudie l'écriture.
Songeant à la fin de la guerre, il écrit, le 12 septembre 1916
: " Je commencerai la composition afin de m'habituer à manier les
formes plus libres, et je donnerai, j'en suis persuadé, des fruits mûrs
".
Le compositeur
Il revient à la vie civile en février 1919. En 1921, le Boston
Symphony Orchestra lui propose le poste de premier violon solo. Il est sur le
point de partir quand un accident l'en empêche. Il devra alors renoncer
à sa carrière de violoniste. Dès lors et jusqu'à
sa mort, il vécut retiré, loin de Paris et des milieux artistiques
.
André Caplet lui écrivait, dès 1922 : " Je vais parler
avec enthousiasme à tous mes camarades de votre quatuor que je trouve
mille et mille fois plus intéressant que tous les produits dont nous
accable le groupe tapageur des nouveaux venus ". Lucien Durosoir a laissé
une quarantaine d'uvres qui étaient restées inédites,
des pièces pour formations très variées, musique symphonique
(Funérailles, suite pour grand orchestre, Dejanira, étude symphonique
sur un texte de Sophocle) et musique de chambre (quatuors à cordes, sonates,
trios, pièces brèves pour piano, nombreuses pièces pour
piano et un instrument mélodique).
- Lucien Durosoir compositeur (1920-1950) : genèse, mise en uvre
et bilan de la création
Libéré en février 1919 , Lucien Durosoir achève
en 1920 trois uvres dont deux sont d'importantes dimensions : les Cinq
Aquarelles pour violon et piano, le Poème pour violon et alto avec accompagnement
d'orchestre et le 1er Quatuor à cordes en fa mineur. L'année suivante
voit naître trois autres compositions : Caprice, pour violoncelle et harpe,
Jouvence, fantaisie pour violon principal et octuor et Le Lys, sonate pour violon
et piano. Une telle productivité est tout à fait surprenante.
D'où viennent ces uvres ? Etaient-elles en germe dans son imagination
pendant les derniers mois de la guerre ? C'est fort probable, puisqu'il prédisait
à sa mère " des fruits mûrs " dès qu'il
se mettrait à écrire .
La guerre avait permis à Lucien de vivre dans la proximité d'André
Caplet, compositeur et prix de Rome, avec lequel il partageait le quotidien.
Les deux artistes avaient mis à profit leurs moments d'attente et d'inaction
pour travailler ensemble, Caplet corrigeant les exercices d'écriture
de Durosoir, tous deux analysant et commentant les partitions les plus contemporaines
qui leur parvenaient de l'arrière. Après l'abandon du projet de
Boston, il était donc logique que Lucien se tournât vers la création
musicale. Chacune des résidences provisoires qu'il connut avant de s'installer
définitivement a vu naître une ou plusieurs uvres (Le Balcon,
poème symphonique pour cordes vocales et instrumentales, à Bormes-les-Mimosas
en 1924, Idylle pour quatuor d'instruments à vent, à Nyons en
1925, Déjanira, étude symphonique, à Vieux-Boucau en 1923,
Aube, sonate d'été pour piano à Hendaye en 1926). Ces "
fruits mûrs " sont donc, en soi, parfaitement dans la logique de
projets anciens : leur abondance surprend cependant, comme la qualité
de leur achèvement.
Oisillon bleu, pour violon et piano, sera sa première uvre entièrement
réalisée dans son ermitage des Landes, en prélude à
une longue période de stabilité. Suivront alors quelque vingt-trois
uvres, musique de chambre et musique d'orchestre. Les textes qui sont
souvent à l'origine des uvres jouent des rôles variés
: du texte de la mélodie (Sonnet à un enfant de Raymond de la
Tailhède, A ma mère de Théodore de Banville) au support
des évocations musicales (Jean Moréas fournit le délicat
programme de Oisillon bleu, José Maria de Hérédia donne
à Jouvence la trame héroïque que le musicien tournera en
dérision, Arthur Rimbaud lance pour Aube, sonate d'été,
les visions extravagantes qui fonderont les idées musicales. Le visage
des disparus s'exprime dans le registre le plus expressif des instruments. (Rêve,
pour violon et piano, composé en 1925 à la mémoire d'André
Caplet qui vient de mourir ; Prélude pour orgue, en souvenir de son ami
Georges Rolland, 1945, Chant élégiaque en hommage à la
grande violoniste Ginette Neveu disparue dans un accident d'avion, l'une de
ses dernières uvres, 1950).
De l'analyse des uvres actuellement publiées, on peut déduire
quelques caractéristiques du style de Lucien Durosoir. Celui-ci repose
sur des bases totalement personnelles : on y chercherait en vain des références
contemporaines ou passées. Pas de forme " académique "
malgré les annonces d'un grand classicisme (trio, quatuor à cordes,
quintette, sonate
) ; mais plutôt un retour vers la liberté
formelle des pré-classiques (Caprice, Fantaisie, Prélude), des
titres suggérant un projet esthétique (Rêve, Vitrail, Berceuse,
Ronde, Jouvence, Poème, Idylle, Funérailles, Incantation bouddhique,
Aube, Nocturne
). Une recherche du son rare : dans le choix de certaines
formations (cor, harpe et piano ; violoncelle et harpe ; quatuor pour flûte,
clarinette, cor et basson), dans des métriques peu usitées (5/4,
7/4), dans des tonalités chargées d'altérations qui dépaysent
les oreilles les plus averties. Un univers sonore dense, basé sur la
forte individualisation du discours de chaque instrument dans les formations
moyennes, l'abondance des mentions de caractère agogique, celles-ci parfois
très impératives (le " Rapide et fiévreux. Halluciné
" qui revient plusieurs fois dans le premier mouvement du Quatuor à
cordes en si mineur, 1933-1934). Un vertige de la difficulté, dans la
technique instrumentale (aspect très personnel de l'écriture pianistique
dont l'émiettement procure des effets encore inouïs ; extrême
virtuosité demandée au violoncelle contre laquelle protestait
Maréchal) ; dans la complexité de l'écriture : harmonie
tourmentée, superposition de rythmes contraires, atonalisme raisonné,
écriture polymélodique. La personnalité complexe de l'homme
apparaît dans ces thèmes inquiets, voire angoissés, débouchant
sur une séquence d'une allégresse irrépressible, dans cette
constante remise en question de ce qui vient d'être écrit par une
autre manière de le dire, dans ce recours amoureux à certains
artifices du contrepoint, nullement dépaysés dans ce langage si
peu conventionnel. La Prière à Marie (1949), l'une de ses dernières
uvres, est pourvue d'une dédicace à ses enfants qui livre
en quelques mots ce qui fut le sens de la vie du maître : " Puissent
les biens spirituels descendre en eux, que leur vie entière ils en conservent
l'amour ". Un vrai message de spiritualité de celui qui a connu
le pire à ceux qui sont encore innocents.